Nous avions laissé Edgar Morin en 2011 inquiet de voir les hommes avancer « comme des somnambules vers la catastrophe ». Trois ans plus tard, le philosophe se dit affligé par la pauvreté de la pensée contemporaine, mais affirme déceler sur la planète de multiples signes, certes atomisés, qui augurent de futures métamorphoses. Pour lui qui a traversé le XXe siècle, c’est dans « l’inespéré que réside l’espoir ». A condition de maintenir la résistance face à la « double barbarie du vichysme rampant et du néolibéralisme ».
Ce début d’année est propice à faire le bilan des années écoulées et de se projeter dans le futur. Cet interview d’Edgar Morin nous éclaire sur la situation de notre monde, les causes de nos maux, les tentatives de changement et les pistes d’une transition possible. A consommer et diffuser sans modération….Morceaux choisis :
Edgar Morin, comment va notre monde ?
Il va de mal en pis. Les processus qui nous poussent vers des catastrophes – dont on ne peut prévoir ni la date ni l’ampleur, mais qui seront certainement interdépendantes – continuent. Je pense à la dégradation globale de la biosphère. Les Etats ne sont pas prêts à quitter à la fois ce qui constitue leur égoïsme et leurs intérêts légitimes.
Je pense, bien entendu, à l’économie, qui est non seulement dérégulée, mais saute de crise en crise. Ce système est dirigé par des économistes dominants qui représentent la doctrine officielle pseudo-scientifique et continuent de nous assurer que tout va bien.
Votre constat est très sombre…
Je ne vois pas, sinon dans l’inespéré, la lueur de l’espoir. Toutes ces conditions critiques provoquent des angoisses tout à fait compréhensibles, car il existe une perte d’espoir en l’avenir. La précarité grandit. Pas seulement chez les jeunes et les vieux, mais aussi au sein des classes moyennes qui se trouvent déclassées. La précarité de tous les êtres humains grandit au rythme de la dégradation de l’état de la planète. Et au fond cette précarité devient source d’angoisses qui elles-mêmes emportent vers des régressions politiques et psychologiques très graves.
Ce que vous appelez notre « somnambulisme » gagne donc du terrain.
Les signes inquiétants se multiplient et s’aggravent. Pendant ce temps, on agite nos gris-gris de la compétitivité et de la croissance. Nous sommes enfermés dans des calculs qui masquent les réalités humaines. On ne voit plus les souffrances, les peurs, les désespoirs des femmes, des hommes, des jeunes, des vieux. Or, le calcul est l’ennemi de la complexité, car il élimine les facteurs humains qu’il ne peut comprendre.
Nous sommes devenus aveugles. Pourquoi ?
On nous a enseigné à séparer les choses et les disciplines. Nos connaissances sont compartimentées. S’il y a toujours eu des phénomènes complexes, cette complexité s’est accrue avec la mondialisation. Résultat, notre pensée s’avère de plus en plus incapable de traiter les problèmes à la fois dans leur globalité et dans les rapports de cette globalité avec les parties.
On apprend et on enseigne donc mal ?
Regardez la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi avons-nous marché comme des somnambules vers cette catastrophe ? La réponse est simple : les sources d’illusion, d’erreurs et de connaissances partiales sont très répandues. A l’époque et à de multiples reprises dans l’histoire, nous n’avons pas fait l’effort de lutter contre les possibilités d’illusion, d’erreurs et de partialités. Il nous manque ce que j’ai appelé la « connaissance de la connaissance ». Résultat, tout le monde tombe dans ces pièges, et nous prenons conscience de la réalité de nos erreurs une fois qu’elles sont très largement commises et qu’il est trop tard pour les réparer.
Il y a aussi une profusion d’informations…
Nous sommes aujourd’hui incapables d’organiser l’incroyable prolifération des informations qui, en plus, se succèdent jour après jour sans interruption. Elle rend notre esprit de plus en plus incapable de savoir et de comprendre ce qui se passe autour de nous. Et comme nous vivons une évolution accélérée des choses et que, dans cette accélération, il est déjà difficile de prendre conscience d’un événement, nous avons besoin d’un certain temps de retard et de recul.
Comment aider à faire basculer les choses ?
Ne cherchons pas de recettes de cuisine. Il n’y a pas de solution, mais il y a une voie. Si on emprunte cette voie, alors tout devient possible. Vous savez, c’est un poète allemand qui a dit :« Le but et le chemin se confondent. » Nous devons nous trouver sur un chemin, et c’est dans ce chemin que les transformations se feront. Alors, tant que les chemins ne sont pas constitués, il faut essayer de livrer un message par les moyens dont on dispose. Dans le temps, des orateurs allaient de ville en ville. Aujourd’hui, on utilise les radios, les revues, Internet…
La transition est donc possible ?
Pensez à l’Europe médiévale qui est passée en quelques siècles de l’obscurité à l’Europe moderne. Vous aviez un monde féodal et, à partir du XIIIe siècle, tout cela a commencé à s’agiter. Les nations modernes se sont formées, les villes se sont élevées, le capitalisme s’est développé, avec la Renaissance, la pensée a grandi et dans tout ce processus sont apparues les sciences, les techniques, la machine à vapeur… Aujourd’hui, ce que j’appelle la métamorphose de notre société doit se faire à l’échelle de la planète. Une société-monde doit naître en respectant les différences, les nations, les territoires. Et, pour avancer sur ce chemin, il faut penser des vérités contraires : la croissance et la décroissance, par exemple. Ou le fait que plus on mondialise, plus on doit sauver les territoires dans leur singularité. Ce chemin est donc très difficile et il faut pour l’emprunter parvenir à un niveau de pensée que le monde de l’élite intellectuelle, malheureusement, ne favorise pas. Au contraire, il encourage les idées particulières. Quant à la philosophie officielle… C’est malheureusement une philosophie qui encule les mouches.
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